mardi 22 mai 2012

Mémoire dormante

Alors que ce dimanche après-midi nous sommes assis en cercle autour de la table de jardin de deux amis Montréalais, le temps s'arrête soudain le temps d'une conversation très hawkinnienne sur la nature linéaire ou cyclique du temps. Et de dire à Louis, après qu'il m'ait résumé `une brève histoire du temps` : `je suis dans une autre dimension spacio-temporelle`. Pas si faux. Si cette semaine à Montréal quittée hier a ressemblé à une répétition improbable du cycle 2007-2010, elle n'est pas pour autant une redite identique, mais bien un cycle renouvelé où nous nous retrouvons nous-même et retrouvons nos amis avec la richesse du temps passé entre-temps. Comme le temps qui atteindrait un pôle et revirerait sur lui-même, nous atterrissons soudain dans une nouvelle dimension. La dimension de la mémoire dormante.

Etonnés d'abord et débousolés par le décalage horaire, en proie à une certaine inquiétude pour notre petite fille sans défense que nous trimballons de ci de là autour du globe, chaque jour dans de nouveaux lits chez de nouveaux amis, nous vivons décallés pendant presque trois jours. Là mais sans l'être, impreignés de cette culture que nous avons tant vécue, mais dans notre peau de français encore, ne comprenant pas ce que les gens nous disent (en québécois) mais voguant sur une étrange vague de bien-être et de confort. Sans temps aucun, enfin, pour nous soucier de ce décalage, puisqu'après tout nous avons tant à faire avec les retrouvailles, des amis, de la ville; et le partage : entre nous deux, entre nous trois. La rue Saint Laurent qui déroule sous nos pas, le parc du Mont Royal qui nous offre ses écureuils, un brunch puis deux à coup d'oeufs tournés ou miroirs et de poutine chez Claudette....

Et puis la mémoire dormante se réveille. Elle n'est ni l'inconscient dont parle Freud, ni la mémoire telle qu'on la dit, celle qui voit les souvenirs et les sourires, des événements et des choses. La mémoire dormante : celle de l'autre dimension. Celle que le cerveau a consciemment vécu pendant un temps, pour la mettre ensuite en sommeil car elle ne servait plus. Celle qui, pourtant, ne s'oublie pas. Celle du vélo, celle de la nage. Celle du nom des rues. Des stations de métro. Des magasins. Et du parler, enfin; de la langue si chantante du Québec. On est à nouveau Montréalais.


Au bout de 3 jours, j'suis p'us cabab' de parler autrement que comme ça. C'est comme... normal. Je tutoie les serveurs, trouve la pointe et l'intonation, me fait même dire, dimanche, que mon accent est facile à comprendre pour une anglophone qui a appris le français avec des Québécois de Sherbrooke. Les numéros à nouveau s'épellent en "5-1-4" au lieu de "0-6". Nico, lui, me dit rêver en Québécois. C'est-tu si étonnant que ça ?

Quelle richesse alors on découvre en soi. Richesse de deux cultures, de plusieurs dimensions de pensées, de plusieurs choix de vie. Cette vie là bas nous reste ouverte, nos amis nous parlent comme hier, nous leur parlons comme demain. On fait l'party ensemble avec des bières de là bas, on les invite en France pour goûter la bière des chtis. On sait que certains seront toujours partie de nos vies, qu'on s'reverra plus tôt qu'on le croit. Que le Québec, plus qu'un souvenir, est part de nous, ensommeillée du serein sommeil translucide de Rodin.

On conscientise, aussi, cet habit québécois et cet habit français. On fait des liens. La "coopération" québécoise, si admirée en France, pourrait-elle exister sans l'individualisme, la confiance et la prise de risque? Et un Français serait-il prêt à cet individualisme pour atteindre la coopération? Comme me le disait un ami émigré à Montréal de très longue date, le choix doit être fait entre "se sentir seul parfois, ou avoir un voisin sympatique qui veut sans cesse savoir ce que j'ai dans mon assiette". Seul l'individualisme permet une logique de coopération réellement efficace car non entravée par certains détails bien français : possessivité envers les autres, recherche de reconnaissance, comptes à rendre et susceptibilité. Comme le disais Baudry dans son livre "Français / Américains, l'autre rive", nous Français vivons par le groupe dans une notion de responsabilité collective et d'attachement à tous prix; de l'autre bord de l'Atlantique, il semblerait que le groupe soit moins majeur au développement de chacun, donc dédramatisé.




Ainsi va donc ce dernier dimanche au soleil de Montréal, sous trente degrés qui tapent et nous font vivre tout au ralenti. Nos derniers mots sont pour nos enfants, quatre petits êtres qui s'égaillent ou s'égosillent dans le jardin à la verte pelouse. Devant nos doutes de parents encore naissants, nous découvrons avec bonheur le partage de points de vue entre cultures différentes et espérons insuffler cette joyeuse diversité à nos chères têtes souriantes, pour les rendre, peut-être, plus libres et plus heureux.